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BD, Jazz et Journalisme: le génie humaniste de Gani Jakupi

Avec pour tout bagage un sac à dos et un portfolio de 6 dessins, il y a 40 ans, il alla frapper à la porte des plus grands magazines de Paris. "J'étais assez naïf!", reconnaît-il aujourd'hui, en remémorant ses débuts. Mais en dépit de cette naïveté initiale, grâce à un travail acharné, il s'est forgé un nom dans le monde de la BD, du jazz et du journalisme. Il s'agit de Gani Jakupi, un fils de paysans du Kosovo qui aujourd'hui vit à Barcelone. Albinfo.ch vient de réaliser un entretien avec lui.

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Albinfo.ch:  Pourriez-vous nous parler de vos origines?

Gani Jakupi: Je suis né dans les montagnes du Nord du Kosovo. J’ai grandi et fait mes études au Kosovo. Je suis ingénieur en électronique et télécommunications ; malheureusement, je ne suis jamais parvenu à mettre en pratique mes connaissance, car mon diplôme n’était pas reconnu en France, et moi je n’avais pas les moyens pour reprendre les études. Je ne me rappelle plus de l’année exacte où je suis parti à l’étranger pour la première fois, mais en tout cas, en 1978 je sillonnais déjà l’Europe occidentale avec un sac à dos.

Albinfo.ch:  Selon Wikipédia, vous avez publié votre première BD à 13 ans. Comment avez-vous commencé?

Gani Jakupi: Au départ, je publiais des poésies. J’ai toujours dessiné, et je me rappelle qu’à huit ans, pendant une maladie, comme on me laissait rien faire, j’ai pris du papier et j’ai fait une page de BD. Effectivement, à treize ans, j’ai réalisé une petite histoire de trois pages, publiée par un magazine d’enfants. J’ai enchaîné la collaboration avec la presse régionale, ensuite celle des autres république de l’ex-Yougoslavie.

Albinfo.ch:  Ensuite, vous êtes parti à l’étranger?

Gani Jakupi: J’étais bien naïf: je me suis rendu à Paris avec six dessins sous le bras! Et au lieu d’aborder des petites journaux, je suis allé directement à “Jour de France”, “Figaro”, France Soir”, et je ne me rappelle plus où encore! Ils devaient trouver ça amusant, sympathique même, car on me donna des conseils et on me redirigea vers des publications plus modestes. Durant quelques années, j’ai fait du dessin de presse, avant de m’introduire graduellement dans le monde de la BD. J’ai débuté dans des fanzines, en collaborant avec un scénariste. Ça m’a surtout permis d’apprendre les ficelles du métier, et de proposer un projet de série avec Hugues Labiano au dessin.

Albinfo.ch: Quels ont été vos premiers succès en France?

Gani Jakupi : La trilogie “Matador” (1991-1994), avec Hugues Labiano, eut un retentissement certain. Hélas, par la suite, j’ai gaspillé ma chance, avec des collaborations malencontreuses, en me trouvant au bon endroit mais au mauvais moment (notamment lors de l’achat de la maison d’édition Dargaud par un group qu’on considérait religieux et qui provoqua la débandade des grands auteurs). Parallèlement, je commençais à ressentir un désenchantement avec les thèmes que traitait la BD de l’époque.

Albinfo.ch: Vous avez abandonné la France pour vous installer en Espagne. Que vous attira-t-il à Barcelone?

Gani Jakupi : J’abandonnai Paris pour des raisons sentimentales: la séparation de ma première compagne. La raison inverse m’amena à Barcelone. Ma vie personnelle s’en voyait enrichie, mais je ratais le train des grands changements qui survinrent dans la BD française des années ’90! Bien que, à quelque chose malheur est toujours bon : je m’engageai dans le journalisme, le théâtre, le design, la photographie, la traduction, etc. Disons que je me constituais un bagage qui allait m’être très utile plus tard.

Albinfo.ch:  Ça fait plus de 20 ans que vous vivez en Espagne. Vous êtes vite retombé sur vos pieds ou avez-vous expérimenté des difficultés?

Gani Jakupi : Au départ, il y avait surtout des déboires. J’ai même abandonné des projets de BD déjà signés, en apprenant les tirages qu’on préconisait. J’acceptais d’être mal payé, mais pas d’être mal distribué. Finalement, en 2005, en association avec le critique du jazz du principal quotidien espagnol, “El País”, j’ai monté une collection de livres sur des grands noms de la musique. Ils comprenaient une BD, des chroniques musicales et deux CD’s avec des morceaux soigneusement sélectionnés. La presse, les radios et les télés s’intéressèrent aux titres que j’y réalisais moi-même, malheureusement, la logistique de l’éditeur s’avéra bancale. Les livres étaient introuvables au moment où l’on jouissait de la meilleure visibilité médiatique! Mais, j’eu la chance que mon travail soit remarqué par un éditeur de Dupuis, qui me suggéra de retourner sur le marché français. À traiter les thèmes que je souhaitais. Aujourd’hui, je lui en sais gré!

Albinfo.ch: En 1999, vous vous êtes rendu au Kosovo en tant que journaliste. Vous en témoignez dans vos romans graphiques “La dernière image” et “Retour au Kosovo”. Comment avez-vous vécu cette expérience?

Gani Jakupi : Vous pouvez vous imaginez à quel point est douloureux de travailler sur un sujet qui comprend l’assassinat des membres de votre famille. Néanmoins, j’ai toujours fait très attention de ne pas perdre de vue la déontologie du journalisme. J’ai été ravi lors de l’entretien accordé à Frédéric Potet de “Le Monde”, qui a commencé en me félicitant pour l’objectivité de mes écrits! Il paraît qu’on trouve “La dernière image” dans toutes les bibliothèques publiques en France, et ce roman graphique m’a valu des invitations à des festivals de BD, de littérature et du cinéma. Pour “Retour au Kosovo”, j’ai eut la chance de collaborer avec l’un des plus grand graphistes argentins. Ce roman graphique a été traduit en espagnol, italien et russe. Dans la préface, l’éditeur russe a exprimé son désaccord avec ma vision de l’intervention internationale au Kosovo, mais il a décidé de publier l’œuvre à cause de la “profonde humanité” qu’elle exprime.

Albinfo.ch: Comment en êtes-vous arrivé au jazz? Avez-vous fait des études musicales?

Gani Jakupi : Aucune! Je suis autodidacte, et j’en serai resté au niveau d’amateur, sans un heureux concours de circonstances. Étant bien intégré dans le milieu du jazz à Barcelone, je voulais faire enregistrer quelques unes de mes compositions par des amis. Heureusement pour moi, le plus grand Latin jazz pianiste de l’époque, l’uruguayen José Reinoso les a écouté, les a aimé, a décidé de les jouer et m’a mis en contact avec de grands interprètes. Il étaient d’origine extrêmement diversifiées: Brésil, Argentine, Venezuela, Moldavie, Suisse, etc. De mon côté, j’ai invité des musiciens kosovars que j’admire. Le résultat, l’album Aldea (2012) a dépassé mes expectatives. Il a attiré l’attention de France Culture, de « Jazz Magazine », des radios espagnoles, on me l’a réclamé depuis la radio de Montréal (au Canada). Plus tard, on a joué ma musique aussi dans des radios de Buenos Aires, Miami…

Cela m’a inspiré pour monter un noyau dur constitué de : Marcelo Mercadante, le meilleur bandonéoniste en Espagne; Manuel Martínez del Fresno, violoncelliste du Liceu (Opéra de Barcelone) qui avait joué avec Jimmi Page et Robert Plant (Led Zeppelin), remplacé, vers la fin du projet, par la très talentueuse Cèlia Torres; Jordi Gaspar, le contrebassiste des vedettes espagnoles (Joan Manuel Serrat, Ferràn Savall –  fils de Jordi Savall-) ou américaine (John Zorn, John Abercrombey); le meilleur batteur kosovar Nesim Maxhuni; et moi-même à la guitare. La formation s’est vue renforcée par Raynald Colóm, quatre années consécutives meilleurs trompettiste jazz d’Espagne, publié en France et en Grande Bretagne par Harmonia Mundi. Pour le deuxième album, Kismet (2014), j’ai invité des interprètes de Grèce, Iran, Turquie, Inde et Kosovo.

À cause d’un projet de roman graphique volumineux et extrêmement exigeant, actuellement en cours, je n’ai pas pu accepter faire de la scène que très peu de fois, mais nous prévoyons de donner plus de concerts dès l’années prochaine.