Développement

Dayton et les guêpiers ethniques

Vingt ans se sont écoulés depuis la signature des Accords de Dayton à Paris, soit le 14 décembre 1995. Le plan de paix de Dayton, qui a permis l’arrêt des hostilités, prévoyait la création de deux entités politico-territoriales au sein de la Bosnie et Herzégovine (BiH): la Fédération croato-bosniaque (nommée ensuite Fédération de Bosnie-Herzégovine),qui couvre 51 % du territoire du pays, et la République serbe de BiH (Republika Srpska). Je me souviens de ce moment comme si s’était hier, alors que j’avais 24 ans. Je me rappelle de cet acte de sceau symbolique entre les chefs d’Etat de BiH, de Serbie et de Croatie, car le lendemain, je me suis rendu à un important colloque à Paris, sur le thème « L’Ex-Yougoslavie en Europe. De la faillite des démocraties au processus de paix ». Ce souvenir s’est aussi gravé dans ma tête car j’ai pu m’y rendre in-extremis, grâce à l’intervention de l’un des organisateurs du colloque au consulat de France à Genève pour me délivrer un visa d’entrée en France. Ce voyage à Paris me fait aussi rappeler la monstrueuse grève des transports publics, car le trajet, depuis l’aéroport Charles de Gaulle jusqu’au lieu où fut organisé l’évènement, avait duré plusieurs heures.

En arrivant sur place, en tant qu’étudiant en sciences politiques activement engagé pour comprendre et agir sur les vraies causalités à l’origine des violences en ex-Yougoslavie, j’avais aperçu la présence de plusieurs figures intellectuelles françaises médiatisées sur le dossier des Balkans, à l’exemple de Paul Garde, Pierre Hassner, Florence Hartmann, Alain Finkielkraut, etc. Ils étaient activement engagés pour sensibiliser l’opinion et influencer les décideurs occidentaux vis-à-vis de la situation qui prévalait en Croatie, mais aussi en Bosnie et Herzégovine ou au Kosovo. La question de la reconstruction de la BiH était au cœur des débats, après cet accord historique survenu la veille. Dans mon exposé, je m’étais permis de dresser un tableau un peu moins optimiste en rappelant la situation qui prévalait en dehors de la BiH , notamment au Kosovo, soumis à un régime d’apartheid depuis la suppression de son autonomie en 1989 par l’un des cosignataires des Accords de Dayton, M. Slobodan Milosević.

A cette conférence, la présence d’un homme de grand en taille et au visage fin m’a vite sauté aux yeux. En fait, les grands médias du monde avaient parlé de lui quelques temps avant. J’étais très heureux de l’occasion qui se présentait pour lui serrer la main et échanger quelques mots. Il s’agissait de Tadeusz Mazowiecki, dissident et premier chef d’Etat polonais post-communiste qui avait remis, quelques mois auparavant, une démission fracassante de la fonction de Rapporteur spécial de l’ONU pour des droits de l’homme en ex-Yougoslavie. Il avait jeté l’éponge après s’être rendu compte qu’avec ses nombreux rapports dénonçant la barbarie et ses causes, il prêchait dans le désert. En fait, ce qui l’avait poussé à claquer la porte de cette mission importante, c’est qu’après Srebrenica, la purification ethnique s’était aussi poursuivie dans l’enclave protégée de Zepa, sans que la Communauté internationale agisse.

Cette campagne de l’est de la BiH était menée au nom d’une idéologie de création d’une nouvelle entité politico-territoriale, mais cette fois-ci, épurée, par des massacres collectifs, déplacements, et viols des populations civiles musulmanes et destructions systématiques. En fait, la formule ex-Yougoslave, qui était née sous l’influence de différentes réalités historiques et géopolitique au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, était un modèle étatique de compromis face à la complexité de la question nationale qui se posait dans cette région de l’Europe. Elle permettait un équilibre fragile, à l’extérieur, d’une part entre les deux blocs idéologiques Occidental et Soviétique, mais aussi à l’intérieur, via une répartition du pouvoir, entre le pouvoir central, soit la fédération avec pour centre Belgrade, et les huit républiques et provinces autonomes. La complexité de la chose résidait dans le fait que ces entités politico-territoriales, en particulier la BiH, n’étaient pas homogènes d’un point de vue ethnolinguistique. Cette dernière était composée et dirigée par ses trois principales composantes ethniques, lesquelles partagent la langue, mais se distinguent sur le plan religieux, c’est-à-dire les Musulmans, les Serbes (orthodoxes) et les Croates (catholiques). Avec l’explosion de cette formule yougoslave, rendue possible par une économie en pleine déliquescence et une violation des institutions de ce pays par les forces nationalistes, la formule de la BiH vola aussi en éclat.

Après trois années d’horreurs en Croatie et en BiH, en particulier pendant l’été 1995, l’opinion publique mondiale était sous le choc face à la découverte des meurtres de masse perpétrées par les milices serbes sur les populations bosniaques (musulmanes) de Srebrenica et de Gorazde, soit les pires massacres à grande échelle survenus en Europe après la Deuxième guerre mondiale. Après cet épisode de conquête, qui constituait une pièce maitresse de la stratégie d’extension territoriale serbe en BiH, il y eut un revirement de la politique étrangère américaine et européenne, manifestée enfin par une détermination politique pour stopper la folie meurtrière. C’est donc qu’après les funestes épisodes de l’été 1995 et les changements des rapports de force militaire (rendus possible par la création de la Fédération croato-musulmane) que les Accords de Dayton, négociés à Ohio, ont pu aboutir.

On vivait ce changement comme une délivrance car nous avions perdu l’espoir de voir les massacres s’arrêter, même si on savait pertinemment que le mal était déjà fait. En réalité, depuis les Accord de Washington en 1994, j’avais saisi le fait que la solution politique dans la région émergerait des champs de bataille, ce qui signifiait une légitimation tacite des entreprises de nettoyage ethnique, et que les nouvelles structures politico-territoriales allaient être édifiées selon des démarcations ethniques.
Moi, ma famille et mes proches, qui souffrions tant, sentions un soulagement devant les écrans de télévision, lorsque les mains se seraient à Paris. Il valait mieux une paix qu’une guerre abominable, même si elle était injuste. On se disaient que grâce à cet accord politique de Dayton – abouti par un forcing des USA et des alliés occidentaux – les meurtres et les destructions allaient enfin cesser, qu’un travail de justice allait suivre et que peut-être, nos régions d’origine, le Kosovo et la Macédoine, ne seraient pas mises de côté.
Ce furent des espoirs vains car lorsqu’en en 1998-1999 le conflit éclata au Kosovo, nous étions littéralement médusés face aux vents de guerre et de la spirale ethnique. Au début du conflit, j’avais rencontré des réfugiés bosniaques qui me disaient des choses qui me hérissaient les poils « Ça vient aussi chez vous, vous verrez, ce sera l’horreur. Chez nous (en BIH) ça a commencé ainsi » . En effet, le procédé était le même car les objectifs politiques de Milošević étaient les mêmes : vider aussi le Kosovo de sa substance ethnique albanaise. La suite nous la connaissons tous, massacres de populations civiles de souche albanaise, viols comme arme de guerre, villages brûlés, et déportation de la moitié de la population en dehors du Kosovo.
Contrairement à la BiH, cette fois-ci, la réponse des Occidentaux ne s’est pas fait attendre. Je pense souvent au soir de la date du 24 mars 1999, lors des premières frappes de l’OTAN contre la Serbie. On se trouvait dans le club lausannois « Dardania » où on avait organisé un débat avec un intellectuel kosovar de renom, Shkëlzen Maliqi, afin de discuter les issues politiques du conflit. En plein débat, la porte du club s’ouvra brusquement et un homme, la trentaine cria : « Ils ont frappé ». Il voulait dire les avions de l’Otan venaient de bombarder Belgrade. Ce fut la liesse. Le débat laissa place au poste de télé du club et aux « Breaking news » d’Euronews. 78 jours après les premières frappes, et grâce à une forte mobilisation générale politique (processus de Rambouillet), militaire (Operation Allied Force) et humanitaire, le régime de Belgrade avait fini par lâcher le Kosovo, mais sans pour autant abandonner son objectif ethno politique.

Enfin, lorsque en 2001 une mini guerre civile avait éclaté en Macédoine – qui est fort heureusement restée confinée entre les forces gouvernementales macédoniennes et la guérilla albanaise de Macédoine – l’issue politique qui mettait un terme au conflit, était plein d’espoirs. Elle était considéré comme un épisode à dénouement positif car elle visait à relancer le pays sur une base citoyenne, donc non ethnique. Malgré la signature des Accords d’Ohrid, soit à peine trois mois plus tard, les forces nationalistes macédoniennes forcèrent, via un amendement, l’ethnicisation de la Constitution, ce qui mina en grand partie une vision à long terme d’un pays commun avec pour socle l’individu-citoyen.

Avec le recul, à mes yeux, le problème majeur des Accords à caractère historique en ex-Yougoslavie, c’est d’avoir gelé des situations de conflits, mais sans vraiment les résoudre. Il s’agit un peu de situations de « No Man’s Land », car ils n’ont pas donné satisfaction ni aux visées politico-territoriales ethniques, mais n’ont pas non plus offert de réelles perspectives politiques et économiques permettant de dépasser les clivages ethniques. En fait, c’est un peu comme le serpent qui se mord la queue. Sans stabilité institutionnelle et politique, il ne peut y avoir de perspectives économiques. Cette vulnérabilité génère une trop forte dépendance de l’extérieur, ce qui aussi déresponsabilise les décideurs locaux. Cette précarité fournit aussi un terreau favorable aux démagogues nationalistes-mafieux, souvent des anciens seigneurs de guerre convertis, qui n’ont aucun intérêt à voir le pays à se stabiliser d’un point de vue institutionnel-politique.

Cette mentalité politique tient en otage des populations profondément divisées par une fracture ethnique, laquelle, soulignons-le, n’est pas dans l’ordre naturel des choses mais a été socialement et politiquement construite. C’est une idéologie de division qui s’est progressivement transformée en une donnée culturelle. Elle paralyse l’essence-même de tout tissu de vie commune, y compris locale, et qui peut permettre de dépasser le cadre ethnique. L’exemple le plus étonnant qui m’avait interpellé en BiH était, jusqu’il y a peu, l’impossibilité de se présenter à des élections, si on ne faisait pas partie de l’un des trois composantes ethnique du pays ! Fort heureusement déverrouillée par la Cour de Strasbourg, Bruxelles conditionne ce changement avec toute perspective européenne de la BiH.

Ce qui me frappe, c’est qu’aujourd’hui on retombe sur les mêmes problèmes, comme un tapis roulant. Le dernier exemple en date est l’accord récent conclu au mois d’août 2015, facilité par Bruxelles, entre la Serbie et le Kosovo. Ce dernier est devenu indépendant en 2008, mais n’a pas encore été reconnu par la majorité du concert des nations. L’accord en question implique de fait une forme de reconnaissance du Kosovo par la Serbie, mais en échange d’une solution territoriale (quasi autonomie) pour la minorité serbe au Kosovo. De nouveau, cette solution ethno territoriale péjore le sentiment d’une citoyenneté kosovare de tous les habitants du Kosovo, fidèlement à l’esprit de sa Constitution actuelle en vigueur, et fige des appartenances ethniques ou religieuses minoritaires au-dessus de celles citoyennes. Cette accord au Kosovo s’apparente un peu à la création d’un embryon de Republika Srpska en BiH, qui constitue un vrai frein de la consolidation d’un Etat commun.

Ce tableau sombre des Balkans aurait pu prendre de l’éclat, si le processus d’adhésion à l’Union européenne s’était amorcé sérieusement pour ces petits pays du continent européen, qui demeurent en marge des dynamiques sociales, politiques, culturelles et économiques européennes. Désormais, sans un appui européen digne de ce nom, le changement ne viendra pas de l’intérieur de ces pays. De plus, l’épisode grec a quelque peu refroidi les espoirs européens pour les forces réformatrices de la région, réduites à la portion congrue.