Intégration

Pourquoi les politiques d’intégration sont-elles de plus en plus nécessaires ?

Discours prononcé à l’occasion du quarante-cinquième anniversaire du Bureau Lausannois pour les immigrés le 11 décembre 2015

C’est un plaisir de saluer le quarante-cinquième anniversaire du Bureau Lausannois pour les Immigrés (BLI) au nom de la Commission fédérale des migrations car le BLI est notre jumeau. La CFM a en effet été elle aussi fondée en 1971 à un détail près qu’elle s’appelait à l’époque – j’ose à peine le rappeler – « La Commission fédérale consultative pour le problème des étrangers». On était alors dans le contexte des initiatives populaires visant à plafonner la population étrangère et la commune de Lausanne a été pionnière en montrant la voie de l’intégration. La Commission fédérale, quant à elle, a dû subir de nombreuses mues plus ou moins douloureuses avant de devenir la CFM.

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Mais, ceux d’entre vous qui ont suivi, vécu ou étudié ces 45 ans de politique d’intégration seront d’accord avec moi pour dire que – sans dénigrer les efforts du passé – la mise en place d’une véritable politique d’intégration est plus récente. La Confédération n’a promu “L’intégration, une mission essentielle de l’Etat et de la société” par une motion adoptée en 2007 par le Conseil National et le Conseil des Etats. A Lausanne aussi, la Politique d’intégration prend véritablement son essor en 2003 avec la publication du « Rapport sur la Politique communale d’intégration et de naturalisation des immigrés ».

Constatant ce développement tardif, la question que j’aimerais aborder ce soir est « Pourquoi maintenant plus qu’hier ? ». Pourquoi faut-il aujourd’hui 6 équivalents plein-temps au BLI de Lausanne alors qu’il ne comptait qu’un emploi à ses débuts ? Pourquoi faut-il désormais des Programmes d’intégration cantonaux (PIC) ? Pourquoi la Confédération dépense-t-elle plus de 100 millions de francs par an pour de tels programmes ? Pourquoi la CFM doit-elle s’impliquer si fortement dans des programmes liés à la citoyenneté et au « vivre ensemble » ?

La réponse n’est pas aussi évidente qu’il n’y paraît ! Dans les années soixante puis huitante, la Suisse était déjà, comme aujourd’hui, l’un des dix plus importants pays d’immigration du monde en proportion de sa population et les villes suisses n’étaient pas en reste. A Lausanne par exemple, si je suis bien informé, ouvre la première pizzeria de Suisse en 1958…

Or Mesdames et Messieurs, malgré des accrocs, malgré des réflexes de fermeture épisodiques durant toutes ces décennies, l’intégration s’est remarquablement bien passée en Suisse en l’absence de politique d’intégration ! Mobilité sociale des immigrants de deuxième génération, acquisition de la langue, mariages mixtes, naturalisations, tous ces indicateurs révèlent une performance de l’intégration en Suisse meilleure que dans la plupart des autres pays d’immigration.

Ceci nous ramène à ma question… pourquoi avons-nous besoin aujourd’hui plus qu’hier d’une politique d’intégration ?

D’abord parce que l’intégration si elle reste dans l’ensemble un succès connaît aujourd’hui certains ratés. L’école, notamment, peine à offrir aux enfants immigrés l’égalité des chances dans le parcours scolaires. L’OCDE montre ainsi que la proportion d’élèves qui parviennent, malgré un niveau socio-économique modeste de leur parent, à obtenir de très bons résultats scolaires reste quatre fois inférieure chez les enfants immigrés (2 fois chez les enfants nés en Suisse de parents immigrés). La mobilité sociale de la second génération n’est donc sans doute plus aussi marquée que dans les années soixante. Le marché du travail, lui aussi, rejette une partie significative des immigrés dont certains groupes connaissent des taux de chômage beaucoup trop élevés.

Mais ce sont là des constats, pas des explications. Il en est une que j’évoquerai en premier lieu mais qui à mon avis n’est pas la bonne : nous aurions désormais des soucis d’intégration et des besoins de programmes d’intégration parce que les immigrants seraient de plus en plus différents de nous. Parce qu’ils viennent de plus loin, ce qui les rendraient difficilement intégrables en raison de coutumes, de valeurs, de religions trop différentes des nôtres.

Bref l’intégration serait aujourd’hui un problème culturel et ce serait là le grand changement par rapport au passé.

Non.

L’immigration italienne des années soixante faisait craindre à beaucoup que les limites de la « distance culturelle » soient atteinte… leur utilisation massive de l’huile d’olive rendait perplexe, de même que les rapports hommes-femmes… Et pourtant ils n’ont pas eu besoin de programme d’intégration… et Dieu sait s’ils se sont bien intégrés. Tellement bien qu’on accuse précisément aujourd’hui les migrants plus récents d’être EUX problématiques par rapport à ces italiens si parfaits !

L’explication est donc ailleurs. Elle tient aux transformations récentes du régime migratoire de la Suisse.

Je le résumerai en un mot : DECONNEXION. Déconnexion entre l’immigration et le marché du travail.

Si nous comparions les motifs d’immigration des années soixante avec ceux d’aujourd’hui, nous observerions un déclin manifeste de la migration de travail de 8 ou 9 entrées sur 10 à 5 sur 10 environ. Les autres motifs d’entrée, liés à l’asile et au regroupement familial, ont pris une importance croissante.

Ce phénomène explique le paradoxe de la diversification de la population issue de la migration en Suisse et de l’éloignement des provenances qui contraste fortement avec un discours officiel et une politique de deux cercles qui mettent en avant l’immigration européenne. Mais surtout, ces évolutions déconnectent, comme je l’ai dit, l’immigration du marché du travail. Or ce lien était le principe cardinal de la politique d’immigration suisse de l’après-guerre. L’étranger qui voulait immigrer devait au préalable avoir un contrat de travail. Au début précisément sans droit au regroupement familial.  S’il perdait son travail, il devait quitter la Suisse ! C’est ce qui s’est passé de manière impressionnante au début des années septante avec plus de 100’000 départs forcés et de manière amoindrie au milieu des années nonante encore.

Il n’est pas très étonnant dès lors que l’intégration ait bien fonctionné – sans politique d’intégration. Elle passait par les entreprises où s’acquérait pour la majorité des étrangers la langue, les réseaux sociaux et les connaissances nécessaires à la vie en Suisse. Ceux qui n’y parvenaient pas devaient tout simplement rentrer chez eux !

La déconnexion rend en partie obsolète la recette miracle de l’intégration à la Suisse. Elle explique le décalage entre taux de chômage des Suisses et des étrangers. Elle explique aussi les parcours difficiles de certains migrants venant de pays en guerre et frappés par la violence. S’ajoute à cela un phénomène de concurrence entre courants migratoires. Ainsi la population des Balkans, issue du recrutement mené par la Suisse dans les années  quatre-vingt se voit concurrencée sur le marché du travail par les migrants européens de la libre-circulation. Une concurrence difficile au vu de la discrimination dont cette population est victime et qui en fait la vraie perdante de la libre-circulation avec l’UE.

Alors disent certains revenons à l’ancien système – rétablissons des contingents – limitons les arrivées de réfugiés et le regroupement familial et tout sera à nouveau comme avant !

Fausse piste, Mesdames et Messieurs ! On ne rembobine pas l’histoire ! La Suisse est devenue un pays d’immigration et elle continuera de l’être.

Cette immigration est aujourd’hui différente. Elle pose des défis qu’il ne faut pas sous-estimer, mais nous pouvons être fiers de l’évolution que je viens de décrire.

Si nous accueillons plus de familles c’est que la politique inhumaine des saisonniers a pris fin.

Si les étrangers qui perdent leur travail ont droit aux prestations de chômage plutôt qu’à la porte, c’est que nous respectons un peu mieux les droits humains. Si une partie des demandeurs d’asile peut rester chez nous c’est que nous prenons au sérieux nos engagements humanitaires internationaux.

Voilà pourquoi aujourd’hui plus qu’hier nous avons besoin de programmes d’intégration. Voilà pourquoi nous avons besoins du BLI !