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Le Kosovo agricole (2) : Le pari gagnant de projets innovants

L'histoire de Drita Kabashi est exemplaire : après la guerre, cette agricultrice de Sallagrazdha, à quelques kilomètres de Suhareka, est devenue la première productrice de lait du pays

Au Kosovo, il n’est pas facile pour un agriculteur – a fortiori une agricultrice – de développer un projet novateur et de le mener à la réussite économique. Mais les exemples de succès, pourtant, ne sont pas si rares. Entre octobre 2024 et juin 2025, l’auteur de ces lignes a eu l’occasion de rencontrer des hommes et des femmes qui ont ainsi misé sur la terre et ce qu’elle peut produire. À force de persévérance et de travail, ils ont démontré le potentiel de l’agriculture kosovare sur les marchés intérieurs et d’exportation et prouvé que la remise en question des modèles économiques ruraux traditionnels peut s’avérer payante.

C’est évidemment le cas de Drita Kabashi. Son histoire est exemplaire : après la guerre, cette agricultrice de Sallagrazdhë, à quelques kilomètres de Suharekë, est devenue la première productrice laitière féminine du pays.

Réfugiée en Albanie, elle avait 28 ans lorsqu’elle est revenue en 2000 et s’est trouvée face aux ruines de la ferme familiale. Elle décide alors de repartir de zéro. Avec l’aide de son frère installé en Suisse, elle acquiert quatre vaches et relance la production, livrant son lait à une entreprise de la région. Mais face à un prix stagnant à 22 centimes le kilo, alors que le marché indigène est mis à mal par les importations massives et que les agriculteurs font face à l’augmentation de leurs coûts de production, elle se tourne vers la vente directe. En 2014, elle fonde la marque Natyral, obtient une licence de transformatrice, investit dans une conditionneuse et convainct ses voisins agriculteurs de racheter leur lait à un prix avantageux de 46 ct/litre.

Aujourd’hui, elle emballe ou transforme en fromage 4000 litres de lait par jour, qu’elle vend aux supermarchés du district – et qui sont très prisés des expatriés revenant au pays durant les mois d’été… Natyral emploie désormais six personnes, faisant vivre plusieurs familles ; grâce à une subvention, Drita Kabashi a pu moderniser sa ferme en 2022, remplaçant le vénérable IMT par un parc de machines mieux adaptées à ses cinquante hectares. Et si elle laisse volontiers son regard se promener avec satisfaction sur sa ferme, en allumant une de ses innombrables cigarettes de la journée, elle pense surtout à la prochaine étape : la rénovation de l’écurie et l’agrandissement de son troupeau.

Mais si lait et fromage sont des fleurons de l’agriculture kosovare, que dire alors des légumes – et en particulier des pickles, dont tout le monde raffole à juste titre ? C’est en puisant dans la tradition vivrière du Kosovo et un savoir-faire ancestral en matière de conserves que de petites coopératives locales développent des structures commerciales simples assurant un revenu fixe aux familles paysannes. Une dynamique portée par les femmes et la jeune génération, bénéficiant du soutien d’ONG de coopération et de développement.

Ainsi, à Nepërbisht, non loin de Sallagrazhdë, Ismet Hoti déverse des remorques de concombres sous le regard de sa fille de 18 mois. En dix ans, cet ancien saisonnier agricole en Autriche a agrandi son domaine d’1 à 3 hectares, dont 50 ares de serres. Il fournit une grande partie de sa production à Terra Foods, conserverie créée il y a cinq ans par son neveu Malic Hoti, 28 ans. L’entreprise rachète les légumes à un prix supérieur au marché et valorise les traditions balkaniques de lactofermentation en saumure et de conserves au vinaigre.

Soutenue par Caritas Suisse pour s’équiper, Terra Foods emploie prioritairement des femmes bosniaques et roms. 70 % des bocaux partent à l’export vers la Suisse, l’Italie et l’Autriche. «Si j’ai pu agrandir mon domaine et offrir des études supérieures à mes quatre enfants, c’est grâce à Terra Foods», confie le cultivateur en profitant d’une courte pause.

Plus à l’est, à Vitia, Valbona Ajeti, 46 ans, a fondé GRASEP, qui produit 150 000 bocaux/an, dont 80 % à l’export, et emploie 15 collaboratrices. Des femmes, là encore ; GRASEP signifie d’ailleurs simplement Gratë e Sllatinës së Epërme, soit « Les femmes de Haute Slatina » du nom de la région. Improvisant des rencontres dans le garage familial, puis investissant progressivement la cuisine et les autres locaux de la ferme à mesure que son initiative rencontrait le succès, elle a structuré une filière féminine d’achat et de transformation des légumes locaux. Soutenue par Women For Women, Caritas Suisse, le gouvernement et un prêt de la Banque mondiale, GRASEP a investi 800 000 € en dix ans et modernisé sa chaîne pour traiter 1000 bocaux/h. «Au début, personne ne croyait en nous», confie Valbona. Aujourd’hui, son entreprise offre un revenu stable et un avenir à ses enfants.

La voie de la spécialisation n’est par ailleurs pas la seule à permettre le développement d’une activité agricole compétitive et rentable ; dans un pays où la grande majorité des domaines paysans vivent d’une production diversifiée mais quantitativement modeste, un tel constat est porteur d’espoir. Et lorsque la qualité et des normes de production écologiquement exigeantes soutiennent la comparaison avec des produits labellisés «bio», des entreprises de dimension restreinte peuvent également espérer occuper avec succès un créneau de niche de plus en plus prisé des consommateurs. À Budakove (Municipalité de Suharekë), Muhamet Sallauka en est également convaincu. Sur le domaine familial, ce quadragénaire mise tout à la fois sur l’apiculture, l’élevage de poulets et la pisciculture, dans le respect des normes de l’agriculture biologique.

Les bonnes années, il peut ainsi récolter entre 400 et 500 kg de miel, qu’il vend 30 euros le kilo dans des marchés et magasins spécialisés. Soit le double du prix d’un miel ordinaire disponible dans les rayons de Viva Fresh ou Kastrati… «Les gens sont disposés à payer au juste prix un produit local, sain et de qualité, constate-t-il. Il y a une vraie prise de conscience autour de la nécessité d’une alimentation saine au Kosovo.» Un engouement qui fait aussi le succès de ses poulets de plein air élevés selon le cahier des charges de l’agriculture biologique – même si Muhamet Sallauka, une fois la conversion de son exploitation effectuée, a renoncé à une labellisation en bonne et due forme, trop peu renommée pour en valoir le coût effectif. Mais ses 200 poulets de plein air trouvent sans peine preneurs ; l’éleveur, il y a quelques années, a d’ailleurs demandé une subvention au ministère de l’Agriculture pour porter son cheptel à 1500 volailles, malheureusement sans résultat. Et en 2023, il a en outre installé lui-même deux bassins de pisciculture alimentés par une source sur les hauteurs de son domaine ; une réussite technique indéniable et quelque 400 kg de truites qui ont ainsi fini dans les assiettes de consommateurs de la région.

Cet agriculteur opiniâtre et imaginatif ne s’est pas arrêté là : père de famille, il a entrepris d’aménager son domaine pour y accueillir des élèves de la municipalité et leur montrer de visu ce monde agricole avec lequel beaucoup de petits Kosovars sont en train de perdre le contact. Là encore, le projet n’a pas reçu le soutien escompté des autorités municipales.

«L’inertie et le manque d’intérêt des autorités, que ce soit au niveau local ou à Pristina, est un vrai problème pour le secteur agricole, regrette-t-il. D’autant que les investissements dans ce domaine ont un énorme potentiel en termes de création de postes de travail et se traduiraient à mes yeux par bien d’autres bénéfices, que l’on parle de santé publique ou de sécurité alimentaire.» Sur la petite tour d’observation de bois qu’il a érigée au milieu d’un pré fleuri et arborisé tout prêt à accueillir les écoliers, Muhamet Sallauka ne se laisse pourtant pas décourager. « Je continuerai à innover et à développer mon exploitation même en l’absence de soutiens étatiques », conclut-il.

Blaise Guignard et Claire Berbain

Le parcours de Drita Kabashi ainsi que celui des coopératives GRASEP et TeraFood ont chacun fait l’objet d’articles publiés cet été dans Agri, l’hebdomadaire professionnel agricole de la Suisse romande. Vous pouvez retrouver leur intégralité en libre-accès en suivant ces liens : Drita Kabashi, première productrice laitière du pays La success-story de l’export de pickles.

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Drita Kabashi, première femme productrice laitière du Kosovo, devant les installations de conditionnement et de fabrication de fromage qu’elle a aménagées sur son exploitation de Sallagrazdhë, dans les environs de Suharekë.

À Sallagrazdhë, dans les environs de Suharekë, Drita Kabashi est devenue la première femme productrice laitière du Kosovo. Elle conditionne son lait et fabrique du fromage qui sont vendus dans les supermarchés de la région.

Drita Kabashi, première femme productrice laitière du Kosovo, dans sa ferme de Sallagrazdhë, dans les environs de Suharekë.

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À Viti, dans l’est du Kosovo, Valbona Ajeti a créé GRASEP, une coopérative de production et de conditionnement de légumes employant en majorité des femmes de la région. Ses enfants travaillent aujourd’hui dans l’entreprise, dont son fils Dorart, délégué commercial.

 

La récolte matinale d’Ismet Hoti, agriculteur de Neperbishtë (dans les environs de Suharekë), est prête à être déchargée et conditionnée chez Terra Foods, l’entreprise créée par son neveu Malic.

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Terra Foods exporte 70% de ses bocaux vers la Suisse, l’Allemagne et l’Italie.

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Ismet Hoti décharge sa récolte matinale de concombres dans la trieuse de Terra Foods, l’entreprise créée par son neveu Malic.

Agriculteur à Neperbishtë, dans les environs de Suharekë, Ismet Hoti livre l’essentiel de sa production de concombres à Terra Foods, l’entreprise créée par son neveu Malic.

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À Neperbishtë, Terra Foods, l’entreprise créée par Malic Hoti, emploie essentiellement des femmes issues des minorités roma et ashkali dans ses installations de conditionnement de légumes.

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À Neperbishtë, dans les environs de Suharekë, Malic Hoti a créé Terra Foods, une coopérative de production et de conditionnement de légumes qui exporte 70% de ses bocaux vers la Suisse, l’Allemagne et l’Italie.

À Budakovë, non loin de Suharekë, Muhamet Sallauka a aménagé une partie de son domaine agricole pour l’accueil d’écoliers de la municipalité. Une initiative pour laquelle il n’a reçu pourtant aucun soutien des autorités locales.

Muhamet Sallauka devant les installations de filtrage de l’eau alimentant les bassins de pisciculture aménagés sur son domaine agricole de Budakovë, dans la région de Suharekë.

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