Opinion

Granit Xhaka est-il suisse?

En avril dernier, Sascha Ruefer était au centre d’une polémique outre-Sarine durant plusieurs semaines par rapport à des propos qu’il aurait tenus sur Granit Xhaka. Plus de deux mois plus tard, alors que les esprits paraissent s’être apaisés, il nous apparaît pertinent d’élever le niveau du débat et d’analyser le concept de suissitude sous un prisme plus sérieux. Dans les faits, le commentateur attitré des matchs de la Nati sur la SRF était pointé du doigt pour avoir affirmé que « Granit Xhaka est beaucoup de choses, mais pas suisse »

Sascha Ruefer aurait fait cette assertion dans le cadre du tournage du documentaire « The Pressure Game – Au cœur de la Nati ». Ce documentaire de six épisodes d’une trentaine de minutes permet aux téléspectateurs de suivre divers acteurs de la Nati dans un cadre auquel les téléspectateurs n’avaient jamais pu avoir accès jusqu’ici.

Toutefois, la SRF aurait retiré le commentaire de M. Ruefer à l’origine de la polémique de la version finale. C’est ce qu’affirmait le média Watson. Toutefois, les réactions outrées n’ont pas tardé et les jugements de valeur sur l’assertion de M. Ruefer également. Notamment, ses propos ont été qualifiés de « racistes » et « graves ».

Les cris d’orfraies et le bal des vierges effarouchées peut et pourra continuer indéfiniment. Il n’en demeure pas moins que Sascha Ruefer a raison. Granit Xhaka n’est pas suisse. Mais il n’est pas albanais non plus. Il est bâlois. La ville de Bâle se situe dans le Canton de Bâle et ce dernier est un Canton de la Suisse. Granit Xhaka est de nationalité suisse. Mais son premier sentiment d’appartenance va à la ville de Bâle, comme le mien va à Delémont. Est-ce pour autant que les citoyens des deux villes se considèrent comme semblables?

La suissitude varie d’un Canton à l’autre

Dans les années 90, mon père, alors citoyen de Delémont, travaillait dans la périphérie de Bâle. Alors qu’il venait de débuter cet emploi, il subissait des actes répétés de mobbing de la part de son supérieur hiérarchique. Cet état de fait n’a pas manqué de le surprendre et de susciter de vives interrogations chez lui et ses collègues, ces derniers estimant qu’il effectuait les tâches qui lui étaient assignées avec brio. Dès lors, un jour, l’un desdits collègues s’en alla s’enquérir auprès du supérieur de mon père de la ou des raisons qui l’amenait à agir de manière incompréhensible.

Il lui avait rétorqué qu’il n’aimait pas les jurassiens, qu’il considérait comme peu assidus à la tâche après les avoir côtoyé durant son service militaire. Le collègue à mon père lui a répondu : « Il n’est pas jurassien, il est albanais ». Dès cet instant, les actes de mobbing ont cessé. Le supérieur était convaincu que mon père était jurassien car il se basait jusque-là uniquement sur les plaques minéralogiques de sa voiture.

Le fédéralisme suisse permet à la diversité d’être unie au sein d’un même Etat. Il peut également s’avérer surprenant, l’anecdote ci-dessus en est un exemple probant. Granit Xhaka n’est pas suisse. Mais Sascha Ruefer n’est pas habilité pour définir qui l’est ou ne l’est pas. Personne ne l’est car le concept de suissitude varie d’un endroit à l’autre du territoire helvétique.

Qu’est-ce qu’être Suisse?

En 2017, Yves Nidegger avait tenté de répondre à cette question alors qu’il donnait une Conférence pour l’ASIN au Crêt dans le Canton de Fribourg. Yves Nidegger expliquait aux spectateurs venus l’écouter les conséquences qu’un rattachement institutionnel aurait pour la Suisse. Après un préambule diachronique, Yves Nidegger a donné sa définition de ce qu’est la Suisse et elle est très intéressante* :

« Nous avons une culture juridique, une culture politique. Ce qui fait qu’un tessinois et un jurassien sont tous les deux suisses, c’est qu’ils votent le dimanche et qu’ils changent la Constitution. C’est cela qui nous fait suisses. Nous sommes une nation qui existe par la politique ».

Ce soir-là, probablement sans le savoir, Yves Nidegger a donné la définition cicéronienne du mot peuple. En effet, le célèbre philosophe et juriste romain, à la question de savoir ce qu’était un peuple avait répondu que :

« Par peuple, il faut entendre, non tout un assemblage d’hommes groupés en un troupeau d’une manière quelconque, mais un groupe nombreux d’hommes associés les uns aux autres par leur adhésion à une même loi et par une certaine communauté d’intérêt. »

Ici, il n’est nullement question d’éléments ethnico-linguistiques, religieux ou culturels. Cicéron donne deux caractéristiques du peuple. Un peuple est un groupe d’hommes qui adhère à une communauté juridique et politique.

Pourquoi Granit Xhaka n’est pas suisse ? De la confusion sémantique à éclaircir entre citoyenneté et nationalité

Boris Barraud enseignant à la Faculté de philosophie et de droit de l’Université Lyon III-Jean Moulin, qui s’est attaché à la distinction, affirme que « La citoyenneté, à l’inverse de la nationalité, paraît caractériser le fait, pour un individu, d’appartenir, non à une nation directement, mais à un Etat, donc à un ordre juridique et institutionnel. […] La citoyenneté est donc le lien juridique et politique qui rattache un individu à une structure étatique, quand la nationalité est le lien social et culturel qui relie un individu à une nation. »1.

Toujours pour le même auteur, « la nationalité […] ne peut que se définir comme étant le caractère de ce qui appartient à la nation, c’est-à-dire comme étant une propriété sociologique. La nationalité n’est pas une donnée juridique. » L’auteur reconnaît tout de même que le concept possède une autre acception en droit international. Et il souligne même que la nationalité se définit classiquement comme l’« appartenance juridique et politique d’une personne à la population constitutive d’un État »2.

Ces deux termes peuvent être confondus et même être envisagés comme synonymes. Barraud postule, avec le Professeur Chevallier, que «la nationalité renvoie à l’appartenance à une communauté, alors que la citoyenneté évoque un ensemble de droits » même si pour lui

« ladite appartenance est un fait sociologique et non un élément juridique défini par la loi étatique ».

Pour notre part, nous avançons qu’il s’agit de deux statuts qui ont en commun d’être des liens juridiques et politiques envers un Etat. « La nationalité se réfère au statut – passif – de l’individu dans l’Etat, c’est-à-dire du point de vue de l’appartenance (membership), comme élément de différenciation entre « nous » et les autres, alors que la citoyenneté se caractérise par la participation active de l’individu au façonnement des institutions démocratiques nationales »3.

De plus, alors que le citoyen a toujours la jouissance des droit politiques, il n’en va pas de même pour le national ce qui amène Maury à dire que « le terme national est donc plus large que celui de citoyen : les citoyens constituent une catégorie spéciale de nationaux ».

Est-ce que l’étranger devient suisse dès lors qu’il ne sent plus d’attache à sa patrie d’origine ?

Il y a près d’un siècle, des Polonais se sont installés dans le district d’Ajoie dans le Canton du Jura. De nos jours, ils sont de nationalité suisse, n’ont plus aucune attache avec leur pays d’origine et leur nom de famille est considéré par le commun des mortels comme étant suisse. Mais à partir de quand sont-ils devenus suisses ?

Juridiquement, dès l’obtention de leur passeport. Mais, comme le démontre la diversité des critères de naturalisation en fonction du Canton de résidence et les critiques des partis politiques toutes obédiences confondues concernant ces dernières, nombreux sont les citoyens suisses de plusieurs générations à ne pas forcément reconnaître certains naturalisés comme étant suisses.

Le fait de ne plus ressentir d’attache pour son pays d’origine sans forcément l’oublier constitue-t-il un marqueur probant du degré d’acculturation d’une personne ou d’un descendant d’une personne étrangère ? La question mérite d’être posée et le postulat interrogatif qu’elle induit ne peut pas être balayé d’un revers de la main. En effet, les japonais, les kurdes et les albanais, pour ne citer qu’eux, ont pour particularité de pratiquer l’endogamie ethnique. Il a fallu attendre l’apparition de la télévision dans les années 50 pour que les albananophes qui avaient émigré au sud de l’Italie à la fin du 16ème siècle s’assimilent aux italiens.

Dans ces circonstances, il apparaît évident que le temps nécessaire à l’acculturation des ethnies précitées sera plus conséquent que pour les polonais mentionnés auparavant. Mais ladite acculturation dépend-t-elle uniquement du sentiment d’appartenance des immigrés ? N’est-elle pas également tributaire de la perception du commun des mortels présents avant lesdits immigrés et qui interagissent avec eux ?

A cette question, nous nous permettons de répondre par l’affirmative. Les deux facteurs sont importants et décisifs. En effet, si l’un des descendants des polonais ajoulots ne m’avait pas confié l’état de fait susmentionné, je serais probablement encore convaincu que son nom est jurassien. Le fait qu’il m’ait communiqué cette information simplement à titre informatif au cours d’une discussion banale est un élément à ne pas négliger. A aucun moment il n’a donné l’impression de ressentir une forme quelquonque d’obédience pour la patrie d’origine de ses ancêtres, de s’en enorgueillir ou de la déplorer.

Ceci démontre que l’acculturation dépend autant du sentiment d’appartenance que de la perception des personnes interagissant avec les immigrés ou les descendants d’immigrés.

Gjon Haskaj, coordinateur Pro Suisse Jura, 13.06.2023