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Elnara: «À cause de cette pression, mes aînés ont développé des maladies psychiques.»

Certains migrants ne sont autorisés à rester en Suisse ni comme réfugiés, ni comme personnes admises à titre provisoire et doivent donc quitter le pays. À l’occasion de la Journée internationale des migrants, la Commission fédérale des migrations publie un rapport et des recommandations concernant les personnes qui sortent du système d’asile. Le rapport de la CFM fournit des indications sur les profils de ces personnes, la manière dont elles vivent après être sorties du système d’asile, les voies sur lesquelles elles s’engagent et les perspectives qu’elles sont à même de développer. En outre, six portraits donnent « un visage » aux intéressés. La CFM a formulé des recommandations en se basant sur l’étude de l’entreprise KEK-Beratung.

Elnara, son mari et leurs quatre enfants sont originaires d’un pays d’ex-Union soviétique. Les parents sont ingénieurs avec un diplôme universitaire. Ils militaient tous deux dans un parti qui fut interdit par le gouvernement ; ils se sentaient surveillés par les autorités du pays et défavorisés à de nombreux égards. La crainte d’être arrêtés et emprisonnés à la prochaine occasion a été le motif de leur fuite. Leurs enfants auraient alors été placés dans un orphelinat d’État et auraient dû grandir sans leurs parents. C’est pour cette raison qu’ils décidèrent de fuir en 2009.

Ils quittèrent le pays avec leurs trois enfants, qui étaient en bas âge à l’époque, en voyageant sans trop de bagages pour ne pas éveiller les soupçons, et déposèrent une demande d’asile dans le pays voisin. Le traitement de la demande prit presque deux ans et se termina par une décision négative. Soit leur persécution et leurs préjudices du fait de leur engagement politique ne furent pas jugés crédibles, soit le motif ne parut pas suffisant pour obtenir l’asile politique.

Entre-temps, plusieurs collègues du même parti politique avaient trouvé refuge en Europe occidentale. La famille décida donc de suivre leur exemple et d’y chercher protection. Ils purent acheter des billets d’avion pour Zurich et atterrirent à Kloten il y a plus de sept ans. Là, ils furent retenus dans la zone de transit de l’aéroport, car ils ne disposaient pas d’une autorisation d’entrée. Dans un premier temps, leurs données personnelles et les conditions de dépôt d’une demande d’asile durent être examinées. Ils furent ensuite autorisés à entrer dans le pays et à déposer une demande d’asile. La famille fut d’abord hébergée pendant quatre mois dans un centre de premier accueil pour requérants d’asile. Puis elle eut la possibilité de déménager dans un logement simple au sein d’une commune, durant l’instruction de la demande d’asile.Au cours de cette période, les enfants en âge de scolarité allèrent à l’école. Ils fréquentèrent l’école maternelle et l’école primaire où ils apprirent l’al-lemand. On leur enseigna également à s’adapter aux usages et aux convenances suisses. Elnara et son mari eurent aussi la possibilité de suivre des cours d’allemand. Ils atteignirent rapidement le niveau B1, qui est considéré comme une condition minimale à l’intégration dans le marché du travail. Dans la mesure où le niveau de langue atteint était jugé suffisant pour permettre l’intégration en Suisse, on ne leur finança pas d’autres cours de langues. Puis vint la naissance du quatrième enfant. La famille était confiante, pensant que la constitution d’un avenir sûr et indépendant, ga-rantissant la liberté d’expression politique, serait possible en Suisse.

Mais la demande d’asile de la famille fut rejetée par le Secrétariat d’État aux migrations SEM. La persécution politique ne put être démontrée ou sa vraisemblance être établie. Les recours, y compris devant le Tribunal fédéral, restèrent infructueux. La demande d’asile fut finalement rejetée de manière exécutoire, et la famille tenue de quitter la Suisse.

Comme Elnara et son mari voulaient à tout prix éviter d’être expulsés de Suisse avec les enfants, ils s’adressèrent au conseil proposé en vue du retour. Ils se renseignèrent sur le soutien auquel ils pourraient s’attendre en cas de retour et de réinsertion dans le pays d’origine. Après que les entretiens de conseil aient eu lieu, la famille demanda des documents de voyage auprès de l’ambassade de son pays d’origine, avec l’appui du service d’immigration du canton compétent. Mais les documents de voyage leur furent refusés ; il n’était donc pas possible de sortir de Suisse. Cette famille « échouée » en Suisse se vit confrontée à une situation paradoxale : elle séjournait irrégulièrement en Suisse, était frappée par une injonction de quitter le territoire, mais ne pouvait pas satisfaire à cette obligation, car elle ne disposait pas des documents de voyage nécessaires.

La famille déposa ensuite une demande de réexamen avec l’aide d’une avocate. Mais après presque un an, cette demande fut également rejetée. En outre, la famille fut placée dans un hébergement d’urgence du canton. Les six membres de cette famille furent logés dans une seule chambre ; ils percevaient l’aide d’urgence et étaient exclus de toutes les offres d’intégration. Les enfants purent certes continuer d’aller à l’école, mais dans une autre commune. Ils eurent de grandes difficultés à s’habituer à cette nouvelle situation et à s’intégrer. Au sein de l’hébergement d’urgence, l’ambiance était rude. Il y avait souvent des disputes entres «À cause de cette pression, mes aînés ont développé des maladies psychiques.»

Elnara et  les résidents, qui étaient tous frappés par une injonction de quitter la Suisse et n’avaient donc plus rien à perdre ou à gagner. La nuit, entre deux et cinq heures du matin, la police vint à plusieurs reprises pour chercher des requérants d’asile dé-boutés pour les rapatrier sous contrainte. Les en-fants se rendirent compte de la situation, ce qui provoqua des insomnies parce qu’ils craignaient l’expulsion de leur propre famille. Ce serait un rapatriement dans un pays qu’ils connaissent à peine, dans lequel ils n’avaient pas de souvenirs. Sous cette pression, les aînés développèrent des pathologies psychiques. On dut leur administrer des médicaments et les mettre sous traitement pédopsychiatrique, parfois avec une hospitalisation, puis à nouveau de manière ambulatoire dans l’hébergement d’urgence. Le service de pédopsy-chiatrie attesta que le séjour dans l’hébergement d’urgence était délétère pour ces enfants stressés et dépressifs, et qu’il ne devrait raisonnablement pas être exigé.

Avec l’aide de leur avocate, Elnara et son mari déposèrent plusieurs demandes en vue d’un relogement dans un appartement, ce qui leur fut finalement accordé. Après un an et demi passé dans l’hébergement d’urgence, ils disposaient à nouveau d’un espace privé, ainsi que de leur intimité. Cela soulagea en particulier les enfants aînés de la famille atteints psychiquement. Malgré cela, deux des enfants suivent toujours un traitement psychiatrique et sont scolarisés dans une école spéciale. Les parents craignent que les expériences vécues pendant le séjour dans l’hébergement d’urgence aient pu causer des séquelles permanentes. Avec l’aide de leur conseil juridique et à l’appui de nouveaux éléments de preuve établis par Amnesty International (AI), la famille déposa une demande multiple. L’organisation de défense des droits de l’homme confirma qu’un retour serait trop dange-reux pour la famille, compte tenu de la situation politique, et qu’il ne pouvait pas être raisonna-blement exigé. AI était d’avis que les nouveaux éléments de preuve établissaient indubitablement la persécution politique des parents dans le pays d’origine. Le SEM examina certes la demande multiple, mais interpréta la situation de manière différente et prononça une nouvelle fois une décision négative. La procédure de recours contre cette décision est pendante auprès du Tribunal admi-nistratif fédéral depuis 2018.

Entre-temps, cela fait plus de sept ans que la famille vit en Suisse. Pendant toute cette période, les parents n’eurent pas la possibilité de travailler. Malgré tout, ils tentent d’expliquer à leurs enfants que le fait de percevoir des aides de l’État permettant d’assurer la subsistance et de payer le loyer de l’appartement n’est pas une situation normale. Elnara et son mari considèrent qu’avec leur formation et les bonnes connaissances linguistiques dont ils disposent maintenant, ils seraient à même de gagner eux-mêmes de quoi couvrir les besoins de base de leur famille. Ils disposent même de plusieurs attestations d’entreprises suisses qui seraient prêtes à les employer dès qu’ils auront des autorisations de travail et de séjour régulières. Les parents sont toujours convaincus qu’ils seraient incarcérés dans leur pays d’origine en raison de leurs activités politiques passées, comme cela fut apparemment le cas pour d’autres compatriotes. Ils espèrent désormais que leur recours aboutira et ils attendent la décision. Si elle devait à nouveau être négative, ils envisagent d’introduire une demande pour cas de rigueur. Ils pensent avoir de bonnes chances de régulariser leur séjour en Suisse par le biais de la procédure pour cas de rigueur. Ils sont en effet certains de remplir les conditions nécessaires. En effet, ils ont les connaissances linguistiques nécessaires, les enfants sont intégrés à l’école, l’un d’entre eux est né en Suisse et ils disposent d’attestations établissant qu’ils sont en mesure de travailler et de gagner leur vie. De plus, les autorités ont toujours été informées du lieu de résidence de la famille.

Un retour dans le pays de provenance est exclu pour eux : d’une part parce qu’Elnara et son mari craignent toujours la persécution politique et une incarcération qui disloquerait la famille, d’autre part, parce que le pays d’origine n’est apparemment pas disposé à établir des documents de voyage pour la famille et à la réadmettre sur son territoire. La famille se trouve acculée, elle ne peut ni avancer, ni reculer.