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Un débat questionne l’intégration des étrangers dans la vie politique

La droite, en Suisse, est-elle encore trop rétive à la mixité culturelle et à l’intégration des étrangers dans ses rangs? Albinfo.ch et le Cercle démocratique de Lausanne lancent la discussion.

 Près de 750’000 personnes ont immigré en Suisse ces 10 dernières années. A ce rythme, dans 8 ans, les personnes d’origine étrangère, naturalisés compris, représenteront plus de la moitié de la population du pays. Comment favoriser leur intégration, à l’école, sur le marché du travail, sans discrimination, tout en préservant les équilibres internes de la société? Une question éminemment politique. Et puisqu’on en parle – car c’était bien là l’un des enjeux du débat organisé le 2 juin dernier par le Cercle démocratique de Lausanne et Albinfo.ch. – comment intégrer les étrangers, dont certains sont en Suisse depuis des décennies lorsqu’ils n’y sont pas nés, dans la vie politique elle-même? Peut-on seulement imaginer une démocratie dans laquelle près de la moitié de la population ne prendrait pas part, ou si peu, aux affaires publiques?

Sur cette question, il semblerait que les partis de gauche aient pris de l’avance en accueillant dans leur rang plus de personnes d’origine étrangère que ceux de droite. «Depuis 10 ans, chez Albinfo.ch, nous avons beaucoup questionné l’intégration démocratique des migrants en donnant un visage aux engagés politiques», explique Vjosa Gervalla, directrice de l’association Albinfo.ch, productrice de l’émission Diversité de La Télé et co-animatrice du débat du 2 juin. «Force est de constater que la plupart des personnes que nous avons rencontrées sont plutôt engagées à gauche». De son côté, l’historien Olivier Meuwly, membre du Parti libéral-radical et vice-président du Cercle démocratique de Lausanne (CDL), lui aussi co-animateur du débat, écrivait dans le dernier bulletin du CDL, consacré à l’intégration: «Combien de temps a-t-il fallu attendre pour voir des gens aux patronymes à consonance étrangère figurer sur les listes électorales ou se rapprocher de positions d’éligibilité? Beaucoup trop… Alors que la droite a si bien su travailler avec les étrangers «travailleurs», elle s’est trop désintéressée des individus comme membres de populations… en fait nullement «condamnées» à apporter leur soutien à la gauche!»


De gauche à droite: Vjosa Gërvalla, Ada Marra, Claudio Bolzman, Enzo Santacroce, et Olivier Meuwly

Social versus libéral

Pour en discuter, le CDL et Albinfo.ch avaient réuni le sociologue Claudio Bolzman, professeur à la Haute école de travail social de Genève et auteur de plusieurs publications sur l’immigration, ainsi que deux acteurs de la vie politique vaudoise: la Conseillère nationale socialiste Ada Marra et Enzo Santacroce, enseignant et conseiller communal PLR à Epalinges, tout deux d’origine italienne, mais aux points de vue irréconciliables. Fidèle aux valeurs sociales fondées sur l’égalité et l’interventionnisme de l’Etat, Ada Marra estime que les conditions d’intégration relèvent avant tout des institutions publiques et revendique des assouplissements en matière de droit de vote pour les étrangers et de naturalisation. Enzo Santacroce, lui, séduit par les notions de liberté et de responsabilité individuelle chères au libéralisme, défend une intégration par l’effort et le mérite. Il considère que la naturalisation doit rester un acte de volonté libre et d’adhésion aux valeurs du pays. «C’est en se dépassant que l’on change le regard de la population indigène sur nous», estime le libéral-radical, qui reconnaît toutefois que «la droite ne thématise pas suffisamment les humiliations bien réelles dont ont pu être victimes les enfants d’immigrés».

Le choix des mots, le poids des origines

Deux points de vue qui se sont affrontés jusque sur la sémantique des mots. Pour Ada Marra, les termes segundos et naturalisé marquent une distinction entre les «vrais» et les «faux» Suisses, or «ce n’est pas parce qu’on est enfant de migrant que l’on est pas Suisse ou membre de cette société». Alors qu’Enzo Santacroce, au contraire, revendique cette terminologie qui témoigne de son histoire personnelle;. Il estime qu’il faut être clair sur qui on est et d’où l’on vient pour pouvoir aller à la rencontre de l’autre et savoir où l’on va. Et le débat de questionner aussi, dès lors, les notions d’identité, d’appartenance, d’intégration, de communauté, de nation…

Mais au-delà du classique débat gauche-droite, ce que l’on retiendra de cette discussion, c’est la saisissante divergence d’opinion de la part d’acteurs politiques pourtant tous deux issus de l’immigration. Elle démontre, s’il le fallait encore, qu’il n’y a pas qu’une seule façon d’être enfant de migrant et que le regard porté sur ce vécu est lui aussi protéiforme. Car les valeurs des étrangers divergent selon le pays d’origine, son histoire et ses clivages, mais aussi selon la culture familiale et le vécu personnel. «Dans les années 60, les Italiens ont apporté en Suisse leur culture politique et syndicale, une spécificité qui s’est exprimée en premier lieu dans les structures politiques de gauche, constate Ada Marra. Alors que les Albanais et les Kosovars, qui comptent beaucoup d’entrepreneurs, auront peut-être plutôt tendance à aller vers les partis de l’économie».

Engagés à gauche avec des idées de droite

Les notions de gauche et de droite elles-mêmes sont relatives. Ainsi, de nombreux Kosovars d’origine albanaise, à droite dans leur pays pendant la guerre du fait que la Ligue du Kosovo protégeait leur culture, ont découvert en arrivant en Suisse qu’ils s’apparentaient plutôt aux idéaux de gauche. De même qu’on aura une appréhension différente de ces notions selon qu’on est issu d’un pays en proie à une dictature de gauche ou de droite, par exemple. Sans parler du fait que, dans nos sociétés contemporaines, «les marqueurs sont moins clairs que par le passé, constate Claudio Bolzman. La gauche a des problématique qui touchent aussi la droite libérale et, parfois, elles se rejoignent sur certains combats».

Ainsi, comme le souligne Vjosa Gërvalla, tous les étrangers ne partagent pas la même histoire ni le même affect, de même que tous ne sont pas issus des mêmes classes sociales. Et les partis gagneraient sans doute beaucoup à considérer davantage ces différences. Encore faut-il, bien sûr, que les migrants soient en mesure de trouver une représentation d’eux dans les partis en question. A ce titre, elle constate qu’il y a aussi des Albanais qui sont engagés à gauche alors qu’ils ont des idées de droite .

De fait, la gauche donne une image plus ouverte et humaniste. Et pourtant, «si la droite prenait davantage la peine de parler «politique» avec les migrants, elle découvrirait des individus peu séduits par le paternalisme de la gauche, mais attachés à des valeurs très proches de la droite, mus par l’esprit d’entreprise, par les impératifs de la responsabilité individuelle, le respect pour les traditions et les intérêts du pays dans lequel ils vivent», affirme encore Olivier Meuwly dans le dernier bulletin du CDL.

Et Claudio Bolzman de conclure : «Dans quelle mesure notre démocratie est-elle en danger si une catégorie importante de la population ne participe pas à la délibération qui permet de construire un futur commun? C’est la question qu’il faut se poser». Lors d’un prochain débat peut-être?